jeudi 29 avril 2010

Galères d'hier et d'aujourd'hui




Il est curieux que la galère, élément essentiel de l'évolution, de l’histoire de la marine, de la Méditerranée, de l’antiquité, des liens entre les hommes, des premiers voyages comme des premières échanges, disparue depuis 250 ans ou presque, continue à frapper l’imaginaire collectif de nos contemporains qui n’en ont jamais vu ni entendu parler. Est-ce la destinée exceptionnelle de la phrase « Mais qu’allait-il faire dans cette galère ? » des Fourberies de Scapin de notre Molière national qui a trouvé un là une reconnaissance de dicton populaire. Tout le monde vit sa galère ou ses galères aujourd’hui : «La notion de galère sert un contre-fantasme tout aussi complaisant que la libre circulation, du développement personnel et du bonheur si-je-veux… Le chômage est une galère, le travail est une galère. L’amour est une galère, la solitude est une galère. Vivre dans la rue est une galère, payer son loyer est une galère… galère, galérer sont des mots qui charrient les relents d’un passé barbare censément révolu ». Ces mots sont écrits par Catherine Vasseur dans la post-face d’un livre qu’elle a traduit et annoté et qui vient de paraître pour nous rappeler bien à propos cette résonance actuelle. Ouvrage inconnu d’un moraliste espagnol, à moi parfaitement inconnu, je dois le confesser, Antonio de Guevara, L’Arte de marear ou L’Art de naviguer, imprimé à Valladolid en 1539. Travail d’une petite maison d’édition, Vagabonde, qui a le loisir, le flair et le talent pour dénicher des ouvrages de qualité. Ce moraliste inconnu donc, évêque, prédicateur et historiographe de l’empereur Charles Quint, nous livre un traité qu’il faut prendre au énième degré… surtout le début qui est une fausse narration historique sur les galères, leur invention, leur taille, le nombre de rames, les hauts faits d’armes de l’antiquité et des héros… est-ce une moquerie des romans de chevalerie du temps? Des historiens sérieux qui avançaient – à cette époque bien sur – sans preuves certaines et recopiaient sans cesse les erreurs des premiers auteurs qui eux-mêmes n’avaient jamais vérifié leurs sources? La seconde partie est une liste des privilèges des voyageurs sur les galères, en fait une énumération des difficultés du voyage, des ennuis de la promiscuité, de l’inconfort, de l’exiguïté des lieux : « La galère offre à l’aspirant navigateur le privilège de demeurer humble dans la conversation, retenu dans ses paroles, discret quant à ses besoins, et impassible devant les affronts ; car, sur les galères il est plus naturel de subir les offenses que d’en infliger, ou même d’en tirer vengeance ». Un vade mecum philosophique ? Antonio de Guevara liste les tâches à accomplir pour se maintenir en vie sur la galère, les travaux et les périls subis, le langage barbare en usage sur les bords, et une description de la mer et de ses propriétés qui est un petit traité de morale à lui seul, poétique et sans illusions : « La mer n’a rien d’autre à déclarer que son amertume ; et si ses eaux sont très amères, ses dispositions le sont à l’extrême ». Ce ton, qui fait bien rire parfois, petit à petit nous emmène ailleurs que sur les galères du XVIe siècle. C’est le travail du moraliste de nous ramener aux voyages en général, et à la vie en société, à notre aventure personnelle dont chacun est aujourd’hui le créateur. Comme le dit si bien Catherine Vasseur «Vous êtes embarqué » écrit Pascal dans les Pensées. L’antienne est connue : l’existence est un voyage. Ici toutefois, la métaphore s’effondre : le voyage, pour ces personnages est une donnée littérale. Or, la navigation en mer, plus qu’aucune autre activité humaine favorise à cette époque les ententes fatales entre l’aléatoire – les décrets de la Fortune – et l’inéluctable – la mort». Car, conclut maintes fois l’auteur « la vie de la galère, Dieu la donne à qui la veut »

Antonio de Guevara, L’Art de naviguer, traduit de l’espagnol, annoté et postfacé par Catherine Vasseur, préface de Pierre Senges, Vagabonde, 11 Euros.

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