mercredi 25 juin 2008

La liste de Katyn

L’histoire de la Pologne est passablement tragique comme chacun sait. Aux confins de la Prusse protestante, de la Russie Orthodoxe et de l’empire Ottoman musulman, trois puissances conquérantes, ce pays catholique, république aristocratique et royauté élective a su se maintenir coûte que coûte, malgré les invasions, les frontières fluctuantes et les drames.
Celui de la dernière guerre mondiale, ses origines et ses conséquences, n’est pas encore lavé. L’invasion simultanée de la Pologne par les armées, allemande le 1er septembre, et soviétique le 17 septembre 1939, l’abandon par la France et l’Angleterre a entraîné la défaite de l’armée polonaise. 230.000 soldats et 18.000 officiers sont faits prisonniers par les Russes à la fin du mois de septembre. Les officiers sont gardés dans des camps de rétention qui ne respectent pas la convention de Genève, dont la Russie soviétique n’était pas signataire. Staline ordonna leur mort. Environ 15.000 officiers de tout rang dont 12 généraux furent exécutés dans la forêt de Katyn (actuelle Biélorussie) au printemps 1940. Beaucoup étaient des officiers de réserve, l’élite de la nation polonaise, des ingénieurs comme des artistes, tous fiers de servir le drapeau polonais.
C’est cette histoire que raconte le dernier film de Wajda dont la présentation vient d’être faite à Paris. Le cinéaste âgé de 82 ans nous livre là un très beau film, très dur, qui nous laisse blême. Il est tourné avec une grande pudeur et une grande intelligence. On a rien vu de ces massacres terribles et on s’achemine vers la fin du film et le début du communisme, en pensant qu’on ne verra rien ! Avec les Polonais de l’époque nous vivons la découverte macabre par les Allemands en 43, le retour des survivants et la litanie des listes des morts par haut parleur sur la place de Cracovie en 44, puis les récits, enfin la vérité toute nue grâce au carnet d’un officier rendu à sa veuve. L’horreur soviétique. Mais cette vérité est étouffée par les Russes qui refusent leur responsabilité et font endosser officiellement le massacre par les armées allemandes. Ce que l’occident a accepté et endossé ! Les Polonais après avoir subi les exactions et pressions allemandes doivent subir celles des Russes et des nouveaux partisans communistes. La trahison des Alliés n’est pas tant celle de 39 c’est celle de 44, de ne pas avoir porté secours en priorité à la Pologne et la faire échapper au joug russe. Dans cette nouvelle Pologne « libérée » le pays doit se reconstruire, c’est le plus important. Non, disent certains, la résistance doit guider notre action. Très beau dialogue entre deux sœurs dans les deux camps opposés. La ralliée dit à celle qui refusera de signer la déclaration reconnaissant que leur frère a été tué par les Allemands :
-Tu choisis le camp des morts, c’est sordide !
-Non, réponds la résistante, je choisis celui des assassinés pas celui des assassins. Tout le problème de cette occupation communiste est posé.
Ce film nous livre aussi de belles figures de femmes comme la veuve d’un général qui tient tête aux Allemands, joué par la belle Danuta Stenka. On menace de l’envoyer à Auschwitz et de garder sa fille si elle n‘enregistre pas un témoignage à la radio de la propagande allemande… Elle est obligée de regarder un film tourné par les Allemands lors de la macabre découverte de Katyn.
La fin est sublime dans l’horreur car elle a les dimensions du dernier acte du Dialogue des Carmélites de Poulenc. De même que les religieuses chantent en allant à la guillotine jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’une voix, les officiers sortant des camions noirs de la mort récitent leur Notre Père. Wajda les filme chacun disant une phrase de ce Notre Père ainsi reconstitué. L’émotion nous gagne, et un peu de honte aussi. Il faut espérer que ce film soit distribué en France au plus vite. Il fera plus pour la connaissance de la Pologne moderne que cent discours. C’est aussi comme cela que se fera l’Europe.

dimanche 8 juin 2008

Les quatre saisons de Carmontelle

On présente à Sceaux les Quatre Saisons de Carmontelle, un transparent peint du XVIIIe siècle, un trésor que le musée de l’île de France vient de restaurer. Qui veut avoir une idée du paysage, des mœurs, de la société de la France d’Ancien régime doit courir voir cette exposition. Ce transparent est placé au milieu des divertissements et illusions du siècle des lumières, chambres et boites d’optique, lanternes magiques et autres ancêtres du cinématographe. Composé de 119 feuillets soit 42 mètres peint à la gouache sur vélin par Louis Carrogis, dit Carmontelle (1717-1806), peintre, jardinier, auteur, le transparent était placé dans un cylindre qui permettait de le faire tourner en continu devant une lumière lui donnant un effet de transparence.On retrouve le charme de ces peintures dans ses portraits, presque tous de profils de toute la société parisienne du XVIIIe siècle. La majeure partie de ces gouaches est conservée au château de Chantilly. Un des nombreux mérites de cette exposition est de la replacer aussi dans le cadre des créations de jardins, châteaux et résidences du règne de Louis XVI, de l’âge néo-classique, Mousseaux – aujourd’hui le parc Monceau- dessiné par Carmontelle pour le duc de Chartres, Ermenonville, le Raincy, Betz, Méréville, Mortfontaine, Villers-Cotterêts, où la nature reprenait ses droits. Cette transformation du paysage est aussi la transformation de la société. L’immense influence de Rousseau a engendré de nouvelles relations entre l’homme et la nature. L’accomplissement de la vie familiale, l’attachement nouveau pour les enfants et leur éducation. Pour la première fois nous explique Marc Fumaroli dans « L’invention de l’enfance chez Rousseau et Chateaubriand »la société aristocratique ne voyait plus dans l’enfant un adulte en miniature qu’il façonnait tel quel. Le voussoiement est abandonné au profit du tutoiement en famille et entre camarades. Les prénoms usuels remplacent le Monsieur ou Madame du grand siècle. C’est époque est aussi le passage du clavecin, instrument des princes et des nobles, au pianoforte, prisé depuis 1760 par la bourgeoisie montante, évolution esthétique et technique commentée par Jean-Patrice Brosse dans son ouvrage sur le clavecin. Le retour à l’antique, aux vertus romaines et grecques, la fin de l’ornement, du baroque, du rococo, de l’appogiatura marquent cet âge préromantique. Bref la fin d’un monde aristocratique au profit d’un nouveau monde, protestant, anglo-saxon, puritain, bourgeois, sentimental… On n'en est pas encore là avec Carmontelle mais on est sur le chemin de la liberté qui mènera à la Révolution et détruira tous ces endroits merveilleux ou l’on jouait aux apprentis sorciers. Et, selon le baron de Frénilly –qui a dressé de lui son meilleur portrait, oublié par les commissaires de l’exposition de Sceaux – dans ces châteaux et hôtels : « On y jouait souvent des proverbes de Carmontelle, de ce Carmontelle qui était alors dans le beau monde de Paris l’âme et l’arbitre de tous les plaisirs du bon goût. C’était un homme sec, à la figure longue et sévère, au rire sardonique impérieux, colère et cachant sous cette âpreté de formes un coeur très bon et une âme singulièrement élevée. Il avait commencé à élever les enfants du marquis d’Armentières. Puis il était devenu lecteur du duc d’Orléans. Son ambition en resta là. Peu de choses lui suffisaient, car il était d’autant plus fier qu’il se sentait plus pauvre. Il dînait partout et n’était parasite nulle part. Il amusait tout le monde et en ami qui oblige : artiste gratuit, homme du grand monde, à pied. Il possédait tous les petits talents qui convenaient à son siècle, au petit siècle où il vivait. Il faisait en quatre coups de pinceau ou de crayon des portraits mauvais mais ressemblant, et j’en ai conservé quelques uns entre autres celui de Mlle Necker. Il dessinait et plantait des jardins assez extraordinaires, car ils n’étaient pas français, et il se mettait en fureur quand on les appelait des jardins anglais. Il avait planté celui de mon père à Saint-Ouen et le fameux jardin de Mousseaux sur le mur duquel il avait écrit : Ceci n’est point un jardin anglais. On se serait plutôt passé de Le Nôtre sous Louis XIV, que de Carmontelle en ce temps là ! Et que ne faisait-il pas encore ! Ses proverbes n’étaient pas trop bons ; mais il attrapait le ton, le genre, le style, la manière de différentes classes de la société avec une vérité extrême, et quelquefois piquante. On les avait joué à Villers-Cotterêts où ils consolaient de l’ennui des drames de Mme de Montesson... Il était à lui seul le peintre, l’architecte, le décorateur et le costumier. En voici un exemple dont j’ai été témoin et acteur. Il se trouvait à la campagne chez mon père. On résolut pour amuser notre bande d’enfants de nous faire jouer le lendemain le proverbe du Petit Don Quichotte. Il fallait une salle, des gradins, une décoration de forêt, un lointain de village et de montagne, des costumes, des armes. Tout cela fut pour Carmontelle l’ouvrage de vingt quatre heures. Une longue et large orangerie vide en été, était remplie au tiers de bottes de foin. En une demi heure les bottes de foin, fixées par des piquets, s’élevèrent comme les gradins de l’amphithéâtre de Vérone pour asseoir tous les bourgeois de Saint-Ouen. La bonne compagnie eut des chaises dans l’arène de ce cirque. D’énormes branches d’arbres taillées dans le jardin formèrent à la fois la forêt et la coulisse. Quant au lointain, Carmontelle fit coudre ensemble six paires de draps, délayer de la bouse de vache, cuire des épinards, piler de la brique : voilà déjà du bistre , du vert et du rouge. Je ne sais quelles furent ses autres couleurs ; mais ce que je sais, c’est que le lendemain au soir la toile du fond, village, arbres, montagne, perspective, étaient en place et d’un fort bon effet. Enfin, dernier talent, qui n’a pas connu ses transparents ? C’était une invention charmante, la plus ingénieuse du monde, et qu’on a mal imitée depuis : au moyen d’une bande de papier qui se déroulait d’un cylindre pour s’enrôler sur l’autre, un tableau de quinze pouces de haut sur trois pieds de large se renouvelait sans fin, en faisant passer sous les yeux des campagnes, des villes, des monuments, des bals, des illuminations, des incendies, une foule des scènes de la vie. Carmontelle en fit plusieurs de ce genre et leur dut de ne pas mourir à l’hôpital. Car lorsqu’il vit les complots de ce détestable prince, il quitta noblement sa place de lecteur dont il vivait et serait mort de faim sans demander ni se plaindre, si l’excellent duc de Charost qui l’aimait et l’estimait n’eut trouvé le moyen de lui faire accepter une rente viagère de 4.000 francs pour le prix d’un de ses transparents ».
Une exposition et un catalogue à ne pas manquer : Les Quatre saisons de Carmontelle, divertissement et illusions au siècle des lumières, Somogy, Editions d’Art, Musée de l’île de France, Paris, 2008. L’exposition se tient jusqu’au 18 août.

Mémoires du baron de Frénilly 1768-1848, souvenirs d’un ultraroyaliste, L’Histoire en Mémoire, Perrin, introduction et notes de Frédéric d’Agay, 1987, p. 19 et 20.

Marc Fumaroli, « L’invention de l’enfance chez Rousseau et Chateaubriand » dans une nouvelle revue appelée Clartés Grandes signatures (N°1, avril 2008)

mardi 3 juin 2008

Perpignan et la grâce française

Le traité des Pyrénées donna à la France en 1659 le Roussillon et la Cerdagne, deux parties démembrées de l’ancien royaume d‘Aragon, réunis au sein de « toutes les Espagnes » des Habsbourg. Louis XIV et Louvois s’empressèrent de fortifier la nouvelle frontière et d’envoyer Vauban donner au vieux château de Perpignan – pompeusement appelé dans la sémantique pseudo historicisante d’aujourd’hui « palais des rois de Majorque » - ce bel aspect de citadelle française qui court tout le long de l’hexagone. Notre fameux hexagone national n’a-t il pas d’ailleurs la forme d’un fort « à la Vauban » ? C’est peut-être le premier symbole de cette nouvelle unité française que cette uniformité louis-quatorzienne de la défense de nos frontières. Vauban a uni la Flandre, le Hainaut, l‘Alsace, le Dauphiné, la Provence, le Roussillon aux provinces maritimes par l’érection des citadelles imprenables toutes issues d’une même intelligence. Dans ces nouvelles provinces où l’on ne parlait pas français, l’arrivée de garnisons, avec soldats, bas officiers, officiers français dût être un premier contact avec le royaume des lys, l’apprentissage de la langue, les manières françaises. Les amours, les amitiés, le travail conjoint permirent de tisser cette unité française tant vantée. Et pourtant dans la Perpignan du XXIe siècle, on est surpris des particularismes de cette ville qui se refuse au voyageur et tourne comme trois spirales catalane, arabe et gitane autour du château, sans se rencontrer. « Perpignan une et plurielle » lit-on partout : c’est un programme peut être, pas une réalité. Une austérité inconnue des provinces méditerranéennes qui rappelle l’Espagne, un manque de générosité dans bien des aspects de la vie quotidienne, un sentiment de ne pas être d’ici entraîne le désir de passer son chemin. Ce manque de putasserie touristique est séduisant, cet aspect de recherches des clefs de la ville est du goût de l’historien. Mais l’ambiance, l’atmosphère, l’air qui flotte dans la ville est spécial. C’est bien sur par hasard que, le même jour, le château, la belle église de la Réale, l’exposition Vauban, la moitié de la cathédrale aient été fermés. Travaux en cours… cette belle endormie se met à vouloir entretenir son patrimoine. Las, le musée Rigaud est le plus triste musée du monde. Installé dans un bel hôtel particulier légué à la ville par Mme de Lazerme – centenaire toujours vivante dans une partie de l’édifice, et trois fois portraiturée par Picasso - il a été massacré par manques de soins et l’avarice municipale. On y admire pourtant dans la ville natale du plus grand portraitiste français des temps modernes, l’autoportrait de Rigaud au turban mis trop haut entre deux fenêtres, donc impossible à voir. En face, le portrait du duc de Chartres mal éclairé, n’est que vernis brillant. Le grand portrait en pied du cardinal de Bouillon enturbanné de cent mètres de moire pourpre, avec un marteau d’or à la main pour rappeler qu’il avait ouvert le mur de Saint Pierre de Rome en cette année jubilaire 1700, est le symbole même de ces portraits d’apparat ou Rigaud nous livre derrière la pompe le caractère de son commanditaire. Le cardinal de Bouillon est l’exemple de la vanité et de la morgue des La Tour d’Auvergne, de leur quête incessante du titre de prince étranger fustigé par Saint-Simon. Louis XIV le détestait et lui retira l’ordre du Saint Esprit qui orne avantageusement son camail d’hermine d’une tâche bleu! Rigaud nous dit tout cela, comme il nous raconte sa famille et bien des grands. Dans une autre salle de ce musée abandonné, un tableau de Jean-François de Troy qui s’intitule «Le concert ou l’accord parfait». On y voit deux jeunes femmes jouant du luth et de la flûte au premier plan et un violoniste qui les accompagne. Leurs costumes sont « à la Watteau », mais l’expression de leur jeu, de leur concentration et de leur accord est si merveilleuse qu’on croit entendre la musique de ce trio et qu’on leur sourit remerciant in fine la ville de Perpignan de nous offrir tant de grâce française.